« Spécialiste dans tous les styles », c’est le nom (traduit de l’anglais) du célèbre disque qui marquait, en 2002, la résurrection d’un orchestre flamboyant qui avait illuminé les nuits du club baobab de Dakar, et conquis le cœur des danseurs sénégalais. L’Orchestra Baobab de Dakar, fondé en 1970 pour animer le club du même nom, avait en effet mis au point sa propre formule qui mâtinait la musique cubaine et les rythmes sénégalais. Une fusion typique des orchestres sénégalais d’alors, qui donnerait bientôt naissance à un genre qu’on baptiserait « mbalax ».
Le groupe, né quand l’euphorie des indépendances était toujours vivace, avait perdu son public au fil des années 80, et finir par se séparer. Jusqu’à ce que Nick Gold, le patron du label World Circuit, ne les entende sur une vieille cassette et ne parte à leur recherche avec le projet de les réunir de nouveau. C’était en 2001, dans le sillage du succès mondial du Buena Vista Social Club. Le disque allait relancer la carrière de ces vétérans toujours alertes, toujours virtuoses, et toujours porteurs d’un feeling typique, celui du Baobab.
Spécialistes dans tous les styles, c’était en effet la formation de ces musiciens capables de jouer de tout, et pour tous les publics, mais qui s’étaient forgés une personnalité collective, et un son unique qui demeure jusqu’à nos jours leur signature. En 2006, le guitariste togolais Barthélémy Attisso et le chanteur et timbaliste Balla Sidibé (décédé en juillet 2019) revenaient sur la genèse du groupe, et sur quelques-unes des chansons les plus fameuses de leur riche répertoire, que condense l’album aujourd’hui réédité. Un classique, à écouter et à réécouter. Encore.
Balla Sidibé, vous êtes venu comment à la musique ?
Balla Sidibé : Moi j’ai toujours aimé la musique. J’ai fait la première promotion de l’armée sénégalaise en 1961, et j’ai passé deux ans dans l’armée. J’étais parachutiste, mais j’aimais la liberté, parce que l’armée c’était pas exactement ça : tu es sous les ordres… et moi j’aime la liberté, et pour moi la liberté c’est la musique ! Alors j’ai quitté l’armée après ces deux ans, j’étais libre. Mais on m’a dit qu’il fallait que je fasse le concours de la garde républicaine, et je n’étais pas trop enchanté, mais comme c’étaient les parents qui le demandaient j’ai dit « oui d’accord ». Donc je pars à Thiès pour faire le concours, et après le concours je reviens à Dakar, mais je disparais de la maison. On envoie ma convocation à mon grand-frère, pour que j’intègre la garde républicaine. Mais ils ne m’ont pas trouvé, parce que je suis resté six mois sans rentrer chez moi.
Vous étiez où ?
BS : J’ai fait le tour du Sénégal parce que j’ai intégré un orchestre qui s’appelait le Guinea Jazz. Bon les gens de ma famille ont compris que vraiment la carrière militaire ça ne m’intéressait pas, et ils m’ont laissé faire ce que je veux, de la musique. Parce qu’avant, dans ma famille, quand tu es musicien on dit « il veut devenir griot ». Or nous on a des griots de famille, qui sont là, qui chantent les louanges de notre famille. Alors en faisant de la musique, je devenais comme eux. Ma mère a boudé, mes frères, mes oncles ont boudé un peu mais maintenant ils sont fiers de moi ! C’est eux qui m’encouragent à faire de la musique.
Alors il y avait un grand club dans ces années-là, à Dakar, c’était le Miami. C’est là que vous vous êtes tous les deux rencontrés ?
BS : Avant le Miami j’étais d’abord dans une petite formation qui s’appelait Le Standard. Il y avait déjà Barthélémy Attisso. Oui, il y avait aussi Rudy Gomis (chanteur qui sera de l’aventure Baobab, NDLR). Et puis Attisso est parti au club Miami, et nous on l’a rejoint là-bas. C’était la belle époque, parce qu’à 22 h c’était déjà plein. Tout Dakar venait au Miami parce qu’il y avait à l’époque le Miami, le Zanzibar, le Palladium… Mais les gens préféraient venir au Miami parce que tous ceux qui sont passés au Miami sont des grands musiciens.
C’était une école un peu ?
BS : Ah oui une école, parce qu’Ibra Kassé (le patron du Miami) était tellement exigeant ! D’ailleurs il m’a enseigné quelque chose qui me sert encore actuellement. C’est quelqu’un, quand il arrive à 18 h, il te donne ce disque-là et il te dit : « voilà, tu vas chanter ça ». Et moi je suis obligé de le faire. C’est ce qui fait qu’ensuite on pouvait composer des morceaux, c’est devenu facile.
Et qu’est-ce qui vous a poussés à quitter le Miami pour le club Baobab, qui a donné son nom à votre orchestre
Barthélémy Attisso : C’est parce qu’à l’époque, les patrons qui avaient formé le club Baobab étaient personnalités (comme Adrien Senghor, neveu du président – NDLR), ils voulaient un club à leur goût où ils puissent se retrouver, entre amis, pour jouir du plaisir de la vie après le dur labeur… Donc ils ont créé ce club-là, qui était composé d’un restaurant, d’un snack-bar et un dancing. Pour animer le dancing ils avaient besoin d’un orchestre, formé de musiciens de haut talent. Donc ils nous ont repérés, et nous avons quitté le Star Band du Miami, nous sommes allés former l’orchestre Baobab, du club Baobab. Ils avaient besoin d’un orchestre de variété, parce qu’au club Baobab, il y avait une clientèle très variée, il y avait des touristes qui venaient de tous les horizons… et même nos patrons, comme c’étaient des mélomanes, quand ils voyageaient, ils ramenaient toujours des disques, soit des États-Unis, soit de l’Europe, soit de l’Asie, et ils nous demandaient d’essayer de les jouer sur scène. Nous avons facilement réussi cela, d’autant qu’ils mettaient à notre disposition tous les instruments dont nous avions besoin.
À cette époque c’est vraiment la grande vogue — au Sénégal comme dans d’autres pays d’Afrique — de la musique qu’on a appelée génériquement « afro-cubaine », comment l’expliquez-vous ?
BA : C’est très simple, dans le mot « afro-cubain » vous avez « afro » qui vient d’Afrique et « cubain » qui vient de Cuba. Tout simplement parce que la musique afro-cubaine est partie d’Afrique, est allée à Cuba et est revenue en Afrique. Tout simplement. L’afro-cubain c’est une musique africaine au départ. C’est pourquoi nous Africains, nous sentons bien dans cette musique.
Et votre grande affaire à vous, c’était d’habiter toutes ces musiques-là, avec du mina, du malinké, ou bien du wolof, etc. Ce faisant, vous montriez que toutes ces langues-là se mariaient parfaitement avec ces rythmes cubains…
BS : Léopold Sédar Senghor disait que l’avenir est au métissage. Le métissage c’est un mélange, une rencontre de plusieurs cultures, et en matière de musique, nous l’avons expérimenté, et nous avons vu que vraiment ça donne un bon résultat. Si nous prenons par exemple les rythmes africains, le folklore de chez nous, et que nous les adaptons à la musique afro-cubaine pour en faire une pachanga, une salsa ou bien une rumba, nous trouvons que ça donne un autre genre qui devient original, et c’est ce qui fait que depuis que nos débuts, on fait des créations métissées. Ça a été facile surtout avec Laye Mboup qui est un grand chanteur et griot, avec qui nous avons été les premiers à faire l’expérience de cette modernisation de la musique folklorique. À ce titre, je peux dire que nous avons été les premiers à initier le rythme mbalax, qui ensuite a été vulgarisé, popularisé, enrichi et dynamisé par Youssou N’Dour notre frère. À l’époque nous avions (au Sénégal, NDLR) un grand batteur qui s’appelle Doudou Ndiaye Rose et nous avons un album avec lui qui s’appelle « Une Nuit Au Jandeer », et sur cet album, vous trouverez facilement la preuve de ce que je dis…
Vous gardez la sauce afro-cubaine, mais avec le sabar, le tambour sénégalais.
BA : Voilà ! Vous voyez, c’est un bon métissage qui fait que nous avons été encouragés à continuer dans cette voie.
Attisso, vous êtes arrivé de votre Togo natal pour faire des études, et finalement vous avez quand même pris longtemps racine au Sénégal, au moins jusqu’à l’arrêt du groupe en 85. Est-ce que vous pouvez nous parler de l’hospitalité de ce pays-là, parce qu’on peut dire que vous l’avez vécue ?
BA : Hospitalité oui, mais je voudrais parler du trésor, de la richesse, de la fortune que le Sénégal m’a donnés. D’abord, j’ai fait toutes mes études universitaires là-bas pour obtenir le diplôme de licence en droit, j’ai eu l’orchestre Baobab et grâce à ça aujourd’hui j’ai un talent, on peut dire, de musicien. Ce talent, je suis en train d’en récolter les fruits aujourd’hui. Je suis avocat et c’est grâce aux études universitaires à Dakar que j’ai pu accéder à cette profession, et j’ai eu des enfants aussi au Sénégal… donc vous voyez que c’est énorme, ces richesses-là sont liées justement à l’hospitalité, qu’on appelle au Sénégal « la teranga » et elle existe réellement : jusqu’à présent le Sénégal est une terre d’accueil.
Vous avez une chanson qui parle un petit peu du thème de l’hospitalité, qui est « Sutukun » et je crois qu’elle raconte une histoire un peu particulière, est-ce que vous pouvez nous en parler ?
BS : Oui « Sutukun », c’est une histoire, ça s’est passé en Gambie : on dit qu’il y avait quelqu’un qui était à Sutukun, il s’appelait Kumba Sora. C’était un gars très généreux, quand tu vas dans son village passer une semaine il te donne tout ce que tu veux : des moutons, des bœufs, de l’argent… Alors il y a un griot qui a entendu ça, il n’en était pas sûr et il voulait aller voir. Il se rend donc à Sutukun chez le gars, et il rencontre en chemin quelqu’un qui lui dit : « où est-ce que vous allez ». Il dit : « je vais chez Kumba Sora à Sutukun ». L’autre lui a indiqué la route. Le griot arrive au village et il demande « où est monsieur Kumba Sora ». On lui dit que c’est la maison là-bas. Il va là-bas et il trouve la personne qui lui a indiqué le chemin. Il dit : « mais… c’est pas vous ! » L’autre répond : « si, c’est moi Kumba Sora. J’ai entendu les bienfaits que tu réalises avec les étrangers, vraiment ça m’a fait plaisir et je suis venu te rendre visite. Il y a pas de problème, sois le bienvenu ! » Il est resté un mois chez son hôte, et le jour de son départ Kumba Sora lui répond : « prenez ce que vous voulez, de l’or, de l’argent, des moutons, des chèvres ». Alors le griot dit à Kumba Sora : « vous m’avez offert ça, moi aussi je vais vous offrir quelque chose : jusqu’à la fin du monde, personne ne devra oublier ça », et il a créé cette chanson, ça fait des siècles et maintenant ce Kumba Sora est toujours d’actualité.
Laye Mboup, un des premiers chanteurs du Baobab est décédé tragiquement dans un accident de voiture en 1975, ça a été un coup dur. Depuis, d’autres chanteurs ont marqué le Baobab, comme aujourd’hui Assane Mboup…
BA : Oui, et avant ça il y avait Thione Seck, il a actuellement sa propre formation qui marche très bien. Quand Laye Mboup était avec nous à l’époque, il devait partager son temps entre l’ensemble national traditionnel sénégalais et le baobab, or il y avait des soirées importantes au club Baobab et le même soir des soirées importantes au théâtre Sorano où se produit l’ensemble instrumental sénégalais, et il avait à choisir. Le plus souvent il choisissait l’ensemble traditionnel plutôt que le Baobab. Or quand de la clientèle du Baobab venait et ne le trouvait pas, ça créait une sorte de frustration et nous avons trouvé une solution : engager un second, en la personne de Thione Seck. Il est arrivé tout petit, tout jeune, nous l’avons formé pratiquement et très vite, avec son intelligence, il a rapidement grimpé les échelons, et il est devenu célèbre par ses premiers tubes. Donc il y a cette relève-là qui avait déjà commencé du temps même de Laye Mboup. Ensuite nous avons eu l’arrivée de Ndiouga Dieng qui est là actuellement avec nous (il est décédé depuis, en 2016 — NDLR) et qui a chanté, ‘Bul ma min’ et d’autres titres célèbres. Ensuite, lorsque nous avons repris, depuis 2001, il y a le jeune Assane Mboup qui est là. Il porte le nom Mboup et c’est vraiment une coïncidence, parce qu’ils ne sont pas de la même famille mais quand même, ça nous rappelle Mboup que nous avons perdu et il reprend très correctement les titres que Laye chantait autrefois, et nous en sommes très heureux.
Vous avez parlé de ‘Bul ma min’, une chanson que l’on retrouve aussi sur ‘Specialist in all styles’ : la signification de la chanson qu’est-ce que c’est ?
BS : Je vais vous expliquer avec un exemple = celui d’Attisso. Quand Attisso rentre au Togo il m’oublie, c’est de ça que le chanteur parle.
C’est un reproche ?
BS : Il y en a qui disent que c’est une chanson d’amour, tu dis à ta chérie : vraiment je t’aime j’ai l’habitude de te voir tous les jours, mais quand tu pars tu m’oublies. Alors, ne m’aime pas si tu pars demain pour m’oublier.
Qu’est-ce qui a fait qu’en 1985, finalement le groupe a dû se séparer et que chacun est un peu parti dans son coin vivre sa vie ?
BA : Les gens disent que c’est Youssou N’Dour qui nous a fait tomber (de par son succès, NDLR). Qu’à cause du mbalax de Youssou N’Dour, nous aurions cessé de faire de la musique. Et bien nous avons à l’époque un rythme très varié et nous faisions aussi du mbalax mais nous n’en avons pas fait une spécialité. Et quand Youssou N’Dour a pris la chose en main, il l’a tellement développée, enrichie, améliorée, que c’était devenu une musique nationale, au moins on pouvait parler d’une musique type sénégalaise, qui avait un nom. Avant nous faisions ça mais il n’y avait pas de nom. Lui il a dit : ‘c’est le mbalax’. Alors à partir de ce moment, c’était tellement bien fait que nos clients avaient commencé à nous déserter pour aller dans son club. Petit à petit nous avons perdu la clientèle et nous nous sommes posés la question de savoir s’il ne valait pas mieux réviser notre stratégie, c’est-à-dire faire un mbalax aussi dur que celui de Youssou N’Dour pour pouvoir récupérer notre clientèle. Après concertation, nous nous sommes dits que non, qu’il fallait rester comme nous étions, garder notre style c’est-à-dire la variété et laisser notre frère développer cette musique nationale qui nous fait d’ailleurs honneur, et c’est comme ça d’ailleurs que finalement nous avons perdu la clientèle et nous sommes allés nous reposer.
Attiso, vous vous êtes retourné à Lomé ?
BA : Oui je suis reparti à Lomé, mais 15 ans après les faits nous ont donné raison puisque nous avons enregistré plusieurs disques qui ont été piratés de par le monde et finalement cette piraterie a permis de propager notre musique, pour nous faire connaître par ce grand producteur anglais qui s’appelle Nick Gold (patron du label World Circuit, NDLR). C’est lui qui avait produit le grand orchestre Buena Vista Social Club. Finalement nous avons été repêchés par lui, parce que nous faisions de la variété, c’était une bonne musique, et il nous a donné raison 15 après. Quant à Youssou N’Dour, il a prouvé aux gens qu’entre lui et le Baobab il n’y avait pas de compétition puisqu’il a été une courroie de transmission entre Nick Gold et nous-mêmes. Il a beaucoup œuvré pour notre retour sur scène et jusqu’à aujourd’hui, il est toujours derrière nous. D’ailleurs aujourd’hui nous enregistrons souvent dans son studio à Dakar. Youssou N’Dour et nous sommes vraiment très unis, très solidaires, et nous prions Dieu pour que ça continue comme ça.
En parlant du Buena Vista Social Club, vous avez enregistré une chanson « Hommage à tonton Ferrer » avec Ibrahim Ferrer. Comment se sont faites ces retrouvailles entre cousins d’Afrique et de Cuba ?
BA : Puisque nous avons le même producteur qui est la maison World Circuit avec Nick Gold, lorsque nous faisions l’album il avait invité Ibrahim Ferrer à venir nous saluer. Il est venu dans le studio, nous l’avons reçu avec beaucoup d’enthousiasme, on était très content et lui aussi. Alors l’idée nous est née de faire quelque chose avec lui et nous avons profité de sa présence pour faire ce morceau-là : « Hommage à tonton Ferrer ». C’était facile pour nous puisque nous avons commencé par l’accompagnement du morceau « Utrus Horas » et lorsque j’ai démarré, Ibrahim Ferrer a tout de suite imaginé une chanson là-dessus. Youssou N’Dour était venu aussi dans le studio pour nous saluer, et lui aussi a greffé sa voix, c’est venu spontanément comme ça. On n’avait pas fait de répétition c’était parti comme ça.
Vous vous retrouviez tous dans cette musique-là aussi naturellement que l’air qu’on respire ?
BA : C’est le mot, c’est vraiment spontané, c’est réflexe et c’est ça la magie de la musique.